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Psychanalyse au jour le jour.

Jeune et jolie

Publié le 17 Septembre 2013

Jeune et jolie

« Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie..."
PLATON, La République.

 

François Ozon dans "jeune et jolie" donne à voir, à entendre, superbement, pas une fausse note, ça sonne juste, il court-circuite la compréhension en laissant voir, comme il est laissé à entendre en séance d'analyse. L'art montre, il ne démontre pas, ce film n'est pas démonstratif, c'est là que le cinéaste prend rang d'artiste, en s'adressant en premier à la sensibilité.

 

« Jeune et jolie. ». C’est ainsi, Isa est belle, son privilège, ce privilège ne s’abolit pas, elle en jouit et le présentifie aux membres de son entourage comme ce qu’elle possède et dont ils sont dépossédés, sa particularité, privilège de la jeunesse dit-on, ce avec quoi elle va les posséder.
Mais pourquoi résister à un privilège qui vous est octroyé « naturellement » et dont l’on sait qu’il est voué à ne pas durer ? La jeunesse est une épreuve tout comme la joliesse.

« Jeune et jolie », comme si tout se résumait à cela, « soit belle et tais-toi », c’est précisément là que l’héroïne se tient.  Elle se tait et elle baise, elle baise, elle ne se fait pas baiser, elle tient le manche, on ne l’a lui fait pas, c’est une affranchie qui ment sciemment à tout son entourage si ce n’est peut-être à son petit frère son plus fervent admirateur à qui elle n'a pas besoin d'en remontrer, elle mène la danse et trouve la voie de la prostitution pour se croire émanciper, s’en donner l’air.


Toute émancipation dans sa dimension de rupture ne passe-t-elle pas par un moment transgressif ? Ce en quoi l'adolescence serait un "âge scandaleux".

Ozon fait jouer à un psychanalyste son propre rôle, Une mise en scène où les différents registres sont compactés. Ce qui se duplique de la dualité Isabelle/Léa. Isabelle à travers Léa (prénom de sa grand-mère), teste les adultes comme tout adolescent, et tient sa place de jeune fille en fleur, en fleur du mal, elle interroge chacun sur la place qu’il occupe et sur la façon de l’occuper, en premier lieu sa mère et son beau-père.
Une fille devenant femme, se transformant en ce qui serait la femme dans le fantasme d’hommes qui la payent pour tenir cette position, devenant femme au prix d’un travestissement, rester une jeune lycéenne bien comme il faut et se transformer par voie de transgression, docteur Jekyll et mister Hyde au féminin.

Une fois le pot aux roses découvert, le recours à un « psy » s’impose pour la mère : il s’agit de remette de l’ordre dans les familles. C’est ce qu’attend la famille, quitte à le payer en livre de chair dans sa dimension sacrificielle : 70€, pas grand-chose considère Léa, peu, voire dérisoire, elle qui en gagne tant dans le même temps, fait-elle entendre dans une provocation qui fait sourire son « futur psy », lequel n'est pas opposé à ce qu’elle le paye avec le fruit de ses entrailles, le fruit de ses passes, ça passe… « Avec ce qu’elle a gagné » et ce qui est gagné n’est pas perdu… pour tout le monde, tout du moins l'on peut croire que cela revient dans le circuit des échanges libidinaux où la parole est conviée pour court-circuiter les transactions de l’excès.

On s’interrogera sur le chevauchement entre le « psy » qui joue son propre rôle dans son cabinet de consultation à l’écran comme dans la « vraie vie » ? Comme un glissement des scènes. A quelle place tout cela se met, se trouve ? Où chacun se tient ?

Serge Hefez, c’est de lui qu’il s’agit, a travaillé avec les toxicomanes, et ceux qui travaillent avec les prostitué(e)s savent comment il peut y avoir quelque accointance ente les uns et les autres, sentiment de toute-puissance et enfermement dans un autre monde avec ses codes et ses rites. On fait ce que d’aucuns n’osent faire, on se permet, et on tient la dragée haute à l’Autre, on tente en tout cas, on se le fait croire, on a passé la limite, on a franchi un seuil, on a traversé le miroir, et il suffit de peu pour s’y retrouver, un peu de poudre, cocaïne, héroïne, ectasie… à s’injecter pour les uns, un peu de poudre sur les joues pour Léa et une carte SIM pour notre belle héroïne. Objets et rites de passage. Et là encore le chevauchement, il n’est pas rare que les prostitués se droguent pour exercer et couramment des toxicomanes se prostituent pour se payer leur dose. C’est un autre monde, interlope, celui qui échapperait au regard, à l’abri du regard parental, en jouant avec la possibilité d’être découvert, le frisson de l’interdit mis à jour inscrit l’acte dans une jouissance en abîme.


Léa fait la femme, elle se maquille et endosse les habits de maman pour se faire putain. Elle abandonne son « look » d’ado pour, comme « belle de jour », mettre au jour une certaine femme dans son semblant, incertaine femme sous le masque de cette parade.
Léa est jeune et jolie, une parfaite image, un support stéréotypé à fantasmes, mais ce qu’elle fait est laid, en particulier au regard de sa mère, c’est par là qu’elle échappe, s’échappe et trouve quelque chose qui ne lui est pas donné, qu’elle s’approprie en y mettant du sien comme « travailleuse du sexe », identité de parade pour mieux s’oublier comme petite fille à sa maman : Isabelle, et se faire femme de peu, Léa, en mentant sur son âge, en faisant la grande et la fille légère de tous ses pères putatifs avec qui elle monnaie ses charmes à l’insu de sa mère.
C’est la découverte d’un client mort qui conduira à un point d’arrêt, point d’arrêt en suspension, en suspens, suspendu dans le vertige d’un recommencement.

La mère est permissive, une bourgeoise émancipée, moderne et large d’esprit qui invite sa fille à amener son petit copain à la maison, qui lui fournit, sans mots dire, dans un souci de complicité, des préservatifs. Une mère prise en défaut d’adultère, ce que Léa lui dit comme pour lui dire qu’elle n’a rien à lui dire, plus rien à lui dire, sa parole est vaine, la mère est annulée, congédiée et le beau-père, un semblant de père, qu’il est bien facile de séduire, trop facile comme tous les autres, quand, interrogé, il se ré-jouie de laisser au bord de ses lèvres l’aveu, extirpé sans lutter, d’avoir pu coucher avec des prostituées, comme sa belle-fille. Ce que la mère saisie et même saisie sur le fait dans un duo sur canapé qui aurait pu tourner à un agencement définitivement transgressif.

Mais que ne trouvent pas les toxicomanes, et les prostitué(e)s si ce n’est une limite, un point d’arrêt ? « Comment c’est qu’on freine ? Je me suis embarqué et je ne sais comment m’arrêter » Ne faut-il pas toujours plus pousser ? Et là, vraiment, Léa elle pousse pour se confronter à l’interdit.
Combien faut-il qu’ils poussent pour exister hors du cercle familiale pour trouver un autre lieu où ils viennent interroger avec leur corps, dans un corps à corps, ce que c’est que de devenir autre dans son corps, de changer de corps, de vivre dans un corps qui se transforme et qui les dépasse et que Léa trouve le moyen de maîtriser loin du regard d’une mère compréhensive si ce n’est complaisante à force de vouloir bien faire.

Pourquoi Léa ne dit rien, se demandent les commentateurs, elle n’a rien à dire, elle agit quand il s’agirait qu’elle passe de l’acte à la parole. Elle, qui ne veut rien dire, tout n’est pas dicible, tout n’est pas permis, a vite compris comment faire réagir, réagir ces hommes qu’elle manie avec une dextérité vite éprouvée au cours de son apprentissage initiatique et une mère qui découvre un pot aux roses qu’elle n’aurait pas imaginé. Voilà qui lui échappe, voilà sa fille qui s’échappe, comment donc cela est-il possible se demande-t-elle ?

Mais la mort, point de buté, est là !  La mort autre imprévu, ce maître absolu, s’invite, la mort à travers ces hommes à qui elle se livre et particulièrement un homme qui a une fille et à qui elle donne du plaisir. Elle, comme dévolue à cette position, ne semble en ressentir avec aucun, qu’il soit client ou amant, elle ne se donne pas, elle se livre… contre de l’argent après n’avoir rien trouvé dans sa première relation avec le jeune allemand si ce n’est l’indifférence à ce passage qui semble obligé. C’est là qu’elle s’est dédoublée pour en surplomb regarder la scène. Elle n’éprouve pas de plaisir, faute du plaisir elle trouve le moyen de gagner de l’argent, elle s’identifie à une professionnelle, elle fait la grande, et clive son « travail » d’un possible accès au plaisir. Position dont n’est pas dupe un client qui menace de la dénoncer à ses parents.


Le plaisir est définitivement congédié avant même d'être éprouvé, ce ressenti ne se commande pas.


L’autre jeune amant, elle l’initie. Elle est définitivement la maîtresse du jeu, elle est déjà ailleurs, cela ne l’intéresse pas, elle en sait trop sur la jouissance masculine et elle le congédie, seul maitre, seule maitresse à bord. Elle a les cartes en main, elle tient sa mère par le bout du nez et le semblant de père qu’est son beau-père, elle n’en fait qu’une bouchée. Elle qui se fait objet de tous les fantasmes masculins. Pourtant c’est aussi la mort qui la rattrape quand elle se reconnecte et qu’elle rencontre cette femme, mort qui l’a surprise, mort qui a fait que tout s’est révélé, mort qu’elle dénie quand elle s’offre à se faire objet sexuel de l’épouse de ce client mort, comme si tout l’indifférenciait, rien ne l’atteignait, un être inaccessible ayant enfin trouvé à se lover dans un espace inextinguible où nul n’aurait accès, forteresse narcissique où elle peut jouir de son pouvoir, lieu du désir forclos. C’est par là qu’elle tient, se tient, les tient, jamais elle ne peut s’abandonner sauf qu’au jeu de la mort -la mort comme abandon, comme ordalie, comme ultime limite - c’est un père qu’elle trouve… mort... dans son lit. Dans un lit d’hôtel de passes. Un client qui est aussi un père, père qui lui dit ne pas avoir été à la hauteur avec sa fille et où  est  le père d'Isabelle ? Où se trouve-t'il ? Où peut-elle le trouver ?
Puis cette femme ne la paye pas pour « coucher » mais pour finalement honorer, rendre les derniers hommages, d’une certaine façon, à cet homme, humain comme chacun, trop humain.
Cet homme qui n’a pas vraiment laissé indifférent Léa.
C’est là que tout commence et tout finit.

 

 

"Jeune & jolie" : adolescence, âge scandaleux

LE MONDE | • Mis à jour le | Par

C'est l'été. Isabelle a 16 ans. L'âge des premières amours, des premières transgressions. Sa mère et son beau-père le savent bien. Bourgeois hédonistes, favorables à l'épanouissement individuel, hostiles à toute forme de répression, ils s'en félicitent même. "Si tu invitais ce jeune Allemand qui semble tant t'apprécier à dîner à la maison ?" Rien ne pourrait plus dégoûter la jeune fille. L'éphèbe en question sera tout juste bon à la débarrasser d'une vertu devenue trop encombrante, et à finir aux oubliettes.

La deuxième partie du film peut commencer. C'est l'automne. Isabelle se partage entre sa vie de lycéenne et une autre, nouvelle, sulfureuse et secrète. Après la fin des cours, avant de rentrer chez elle, elle retrouve des hommes dans des hôtels, couche avec eux contre de l'argent. Des vieux, des plus jeunes, des doux, des sadiques… Pourquoi ? Mystère.

A Cannes, où le film était présenté cette année en compétition, le cinéaste François Ozon a évoqué, en guise d'explication, un prétendu "fantasme de prostitution" que partageraient la plupart des femmes. L'hypothèse n'a pas manqué de soulever l'indignation, et l'on imagine qu'elle relève plus de la provocation que d'une véritable réflexion. Quitte à agiter des lieux communs, on pourrait aussi bien la retourner comme un gant : pourquoi ne pas associer ce fantasme à la psyché masculine, et parier qu'il constitue un des principaux arguments de promotion du film ?

 

Mais si l'on s'en tient à ce qui se passe à l'écran, rien ne permet de déchiffrer les motivations du personnage. Sur son comportement, la jeune fille ne livre aucune clé. Ni pendant la période où elle se prostitue ni après, dans la troisième partie du film, quand ses agissements ont été découverts. Elle-même ne sait pas pourquoi elle a commencé, dira-t-elle à la police. Mais, peu à peu, elle a pris goût à ces rapports tarifés, ajoute-t-elle. Le film tient sur cette béance de sens, que la jeune et jolie Marine Vacth (belle révélation) recouvre d'une opacité fascinante. Et sur les questions que François Ozon distille autour d'elle, à sa manière froide et méchante, sans apporter de réponse. Comment appréhende-t-on la sexualité quand celle-ci a d'abord été perçue, par la pornographie, comme un spectacle codé ? Comment un enfant devient-il, d'un coup, un étranger absolu aux yeux de ses parents, un semi-monstre ? A travers le comportement de cette jeune fille qui met en crise le bel ordonnancement progressiste de sa famille, le cinéaste remet surtout sur le métier la thématique, centrale dans son œuvre, de la transgression et du rapport à la norme.

Facilitée par Internet, banalisée par la crise, la prostitution est à la portée de toutes les jeunes filles. Pour Isabelle, cette pratique avilissante prend la valeur de l'acte destructeur et subversif par excellence, par lequel naître au monde comme individu autonome. Dans une société qui se glorifie d'avoir assimilé les codes de la provocation, elle lui donne un ascendant fabuleux sur les autres. Personne n'a prise sur elle, ni le psychanalyste, dont elle tourne la normativité bébête en dérision, ni son beau-père, pourtant large d'esprit, qu'elle renvoie, un éclair triomphal dans le regard, à sa propre concupiscence. Car transgresser, c'est accéder au savoir. Pas à ce savoir technique qu'Isabelle apprendra comme travailleuse du sexe – celui-là ne vaut pas grand-chose, on le verra. Mais un savoir sur les hommes, une porte d'accès à la vérité. Célébrant la puissance intacte et irrécupérable de cet âge scandaleux qu'est l'adolescence, François Ozon livre avec Jeune & jolie un de ses films les plus tranchants, les plus dérangeants et les plus classiques à la fois. Un petit chef-d'œuvre sec, qui rappelle la cruauté tranquille de ce qui restait à ce jour comme son plus beau film, adapté d'un scénario de Fassbinder, Gouttes d'eau sur pierre brûlante.